Le jour de Jimmy [I]

Publié le par Fake

 

 

 

Les parents de Beth avaient bien une dent contre les italiens depuis que madame Spagionni de l’épicerie Spagionni avait mis à la porte la mère de Beth, mais ils ne l’empêchaient pas pour autant de fréquenter le petit Jimmy. Beth pensait que c’était depuis que le père de Jimmy était mort, parce que quand elle en parlait à table, la voix de madame Sanders se chargeait d’émotions, et elle commençait à vanter le mérite de cette brave famille qui travaillait si dur et dont les enfants étaient si bien élevés. Bien élevés, ça oui, mais c’est pas ce qui allait aider Jimmy à faire son trou dans cette petite ville de Newsbrick, et mettre une raclée, ça, Jimmy savait pas faire. Pas avant de s’appeler Jimmy en tout cas.

Jimmy et Beth se connaissaient depuis la première classe de l’école. Tout le monde se moquait de Jimmy, d’abord parce que c’était le seul italien du groupe, et qu’il s’appelait pas encore Jimmy mais Arturo, et aussi parce que c’était le seul garçon à avoir les cheveux roux. Tous les soirs quand monsieur Spagionni rentrait de l’épicerie, il sentait son fils préoccupé. Quand il lui demandait ce qui n’allait pas - parce que monsieur Spagionni était un père bon et soucieux que ses enfants s’intègrent bien dans la ville - Arturo disait qu’il s’rait prêt à égorger les poules lui-même pour le reste de sa vie si seulement il pouvait s’appeler comme tout le monde, et aussi avoir les mêmes cheveux que tout le monde. Pour ça, il les aurait même étranglées à mains nues, il le jure !

 

Beth n’était pas le genre de fille à se contenter de ce qu’elle obtenait. Un soir, après que sa mère lui ai lu un passage de la Bible avant de dormir et qu’elle ne dormait pas encore malgré ses yeux fermés, elle se souvenait de la voix qui lui avait chuchoté « toi Beth, toi, tu seras pas une victime, t’y consentiras pas, tu seras pas une victime non, t’en seras pas... ». Beth savait pas ce que ça voulait bien dire, mais elle avait sentie ce changement dans la voix d’habitude si douce de sa mère, comme lorsqu’elle regardait l’album photos de son mariage avec monsieur Sanders. Alors Beth s’était jurée de jamais être une victime. Aussi, elle ne prenait rien pour définitif, ni les engagements ni les promesses. C’est pas qu’elle avait peur du poids des choses, Beth savait bien prendre sur elle, faut savoir s’oublier parfois, mais fallait pas lui demander d’attendre qu’on lui tourne le dos, ça non. Fallait toujours se laisser une porte de secours, c’est c’qu’elle pensait.

Aussi lorsque le jeune Jimmy quitta la maison par la porte de devant, Beth décida de ne plus jamais accepter le moindre rendez-vous de sa part. Ou juste pour une glace, ou peut-être pour un tour de vélo de temps en temps, mais pas plus, et elle comptait bien l’en avertir à la prochaine occasion.

 

Et pourtant, Beth adorait Jimmy, même avant qu’il se fasse appeler Jimmy. Beth et lui rentraient tous les soirs ensemble de l’école. Le samedi, quel que soit le temps qu’il faisait dehors, ils se rejoignaient à la même heure au coin de la rue des Sanders, et ils allaient manger une glace à l’épicerie. C’était avant que les Spagionni ne virent la mère de Beth, parce que depuis, Beth avait toujours autre chose à faire le samedi. Mais depuis la mort de monsieur Spagionni, Jimmy était invité à boire des sodas chez les Sanders à la place des rendez-vous à l’épicerie.

« T’es la plus chouette fille que je connaisse Beth, et j’suis bien content qu’on soit amis. » C’est ce que lui avait dit Jimmy alors qu’ils étaient étendus au soleil dans l’arrière cour des Sanders. Il disait jamais ce genre de choses, Jimmy. Toujours gentil, à porter le sac de Beth, à lui réparer son vélo et même à lui donner la main pour descendre des murets, mais jamais il disait des choses comme ça.

 

Jimmy habitait à deux rues de là avec sa mère et ses deux frères. C’était la seule maison de la rue sans allée devant la grande porte, parce que le père de Jimmy avait pas eu le temps de la finir. Les garçons osaient pas y toucher. Madame Spagionni, elle aimait bien passer dans l’allée et s’arrêter devant les sacs de sable et les pavés piqués par les deux grands sur les chantiers du coin. A chaque fois, elle souriait et laisser trainer ses mains sur les sacs. Alors les garçons voulaient pas encore y toucher, aux sacs de sable.

 

Le lendemain c’était dimanche. Les Sanders allaient toujours à la messe tandis que Jimmy resta chez lui à penser à tous les bons moments qu’il passait avec Beth, et à la façon dont il avait fichue la raclée de sa vie au fils Miller. Allongé sur le dos en plein soleil, les mains croisées derrière la tête, Jimmy souriait encore au souvenir de cette journée.

 

Il y a quelques semaines de ça, à l’école, le gros Miller avait réussi à se faufiler à côté de Jimmy. À l’oreille, le gros Miller lui avait dit qu’une fois, il avait entendu la mère de Beth quand elle priait à l’église. Lui, il passait voir si les bénitiers étaient remplis, parce que dehors il faisait une chaleur à pas oublier son grand-père sur le perron, alors le gros Miller il venait voir s’il y avait pas de quoi boire un coup avant d’enfourcher son vélo. C’est là qu’il avait vu madame Sanders sur un banc. Il s’était installé deux bancs derrière elle pour pouvoir regarder d’un peu plus près sa silhouette vous voyez.

C’était quelque chose qui peinait beaucoup Beth, d’entendre sans arrêt le gros Miller dire aux autres garçons comme la mère Sanders était bien roulée, et Jimmy, il aimait pas beaucoup qu’on fasse de la peine à Beth.

Le gros Miller a dit qu’il avait entendu la mère de Beth, et qu’elle priait pour que sa famille ait toujours de quoi manger et pour qu’elle retrouve vite du travail, pour pas finir comme la famille des italiens. C’est c’qu’elle avait dit, et le gros Miller il tenait entre les dents son mauvais sourire quand il avait dit ça à Jimmy.

Tout le temps le gros Miller cherchait à blesser les autres gamins, que ce soit Marvin, le garçon aux oreilles décollés, ou Angie Cooper, qu’il traitait de tout un tas de noms de gros animaux, alors que souvent Miller ressemblait bien plus à ces animaux que la petite Angie. Un mauvais esprit ce Miller.

Après ça, Jimmy sentait qu’il aurait pu étrangler bien plus gros qu’un poulet ! Il en voulait pas à madame Sanders, elle avait toujours été gentille avec lui, et puis c’était la mère de Beth, alors il ne voulait pas lui en vouloir. Mais le gros Miller lui, il perdait rien pour attendre.

 

En rentrant de l’école ce soir-là, Jimmy fonça droit sur Gino, le plus grand des trois frères. Gino travaillait aux entrepôts sur les quais. Il disait pas grand-chose, mais il pouvait soulever des caisses de deux fois son poids !

Toute son adolescence il s’était exercé en soulevant des objets de plus en plus lourds à la maison. Un jour, en pleine classe, il s’est levé, a empilé deux bureaux et les a levé au-dessus des têtes ! Madame Chimpsky le renvoya pour sept jours. Alors Gino remit plus jamais les pieds à l’école. Et même si monsieur Spagionni aurait bien aimé avoir un de ses fils à l’épicerie, il comprit très vite que ce ne serait pas Gino et n’insista pas longtemps.

À la maison, Jimmy trouva Gino dans la cour de derrière. Il s’entraînait encore, cette fois avec deux sacs de sable qu’il avait réussi à suspendre à une poutre de la toiture. Quand Jimmy le vit de profil, Gino donnait des coups croisés, un du droit puis deux du gauche, un du droit, deux du gauche. Il devait faire ça depuis un bon moment, son maillot était trempé, ça sentait la sueur à deux mètres à la ronde, et la figure de Gino était rougie par l’effort.

Jimmy attendit qu’il ait fini sa série avant de s’approcher.

« Hey Gino ! »

Gino s’essuyer le front du bras, se tourna vers son frère.

« Salut Arturo. Comment va madame Chimpsky aujourd’hui ? »

Très souvent Gino demandait des nouvelles de son ancien professeur, comme ça, parce qu’il l’aimait bien à l’époque, et que ça avait pas changé pour autant quand elle le renvoya de l’école.

« Gino, je veux que tu m’apprennes à frapper comme tu fais sur les sacs. »

Il avait déjà les poings serrés. Quand il pensait au gros Miller, tout son visage se contractait, ses lèvres se pinçaient, même ses cheveux roux semblaient devenir plus foncés.

Gino en demanda pas plus. Son frère savait pas cogner, pour une fois, il pourrait lui apprendre un truc à lui, un truc qu’il avait apprit tout seul. Si Arturo sentait que c’était le bon moment, alors c’était le bon moment !

« Va chercher deux serviettes de maman Arturo, lave-toi les mains, enlève ton t-shirt et viens ici. »

Et ce jour là, Jimmy apprit quelques petites choses qui allaient lui servir, ça oui, il allait s’en servir !

Publié dans nouvelles

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A
<br /> <br /> On dirait du John Fante sous chantilly !<br /> <br /> <br /> (l)<br /> <br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> "une seule action de votre part désactivera ces fenêtres publicitaires"<br /> <br /> <br /> <br />